Article du monde du 14 novembre 2025
Par Jacques Follorou Publié aujourd’hui à 05h00
La justice en Corse est un exercice délicat, qui demande, plus qu’ailleurs, des qualités de sang-froid et de prudence. Et les hiérarques ne sont pas les seuls concernés. Une attachée de justice affectée au parquet du tribunal judiciaire d’Ajaccio fait ainsi l’objet de poursuites pour avoir pêché, a minima, par naïveté. Elle est suspectée d’avoir transmis des informations confidentielles sur l’avancée d’investigations visant une élue insulaire de premier plan.
Elle a été mise en examen, le 9 juillet, par un juge d’instruction bastiais des chefs de « violation du secret professionnel », « violation aggravée du secret de l’instruction ou de l’enquête » et « détournement de la finalité d’un traitement de données à caractère personnel ».
Tout a débuté dans le cadre d’une enquête menée par la justice ajaccienne sur les activités de Valérie Bozzi, qui était encore maire de Grosseto-Prugna (Corse-du-Sud), présidente de l’intercommunalité de l’Ornano et conseillère territoriale, vice-présidente du groupe de droite Un SoffiuNovu à l’Assemblée de Corse. Les premiers soupçons sont nés d’une perquisition menée à son domicile. Les enquêteurs font alors part de leur surprise de trouver les lieux dans un état laissant penser qu’ils ont été nettoyés de tout document compromettant. Mais, faute d’élément, ces doutes ne prospèrent pas.
Mais l’exploitation d’écoutes téléphoniques du conjoint de Mme Bozzi, dans lesquelles des bribes de conversations laissent entendre que des informations tirées de l’enquête en cours auraient pu être communiquées au couple en amont de la perquisition, vient renforcer leurs soupçons. En remontant le fil, ils découvrent que l’interlocuteur du conjoint n’est autre que le compagnon de l’attachée de justice travaillant sur les affaires relatives au crime organisé au sein du parquet d’Ajaccio. Devant ces faits, le procureur de ce ressort, Nicolas Septe, demande au parquet général le dépaysement du dossier.
L’information judiciaire, finalement ouverte le 20 mars de cette année au sein du tribunal judiciaire de Bastia, a, depuis, permis de lever, en partie, le voile sur le cheminement de ces informations protégées par le secret. Les bureaux du parquet ont été perquisitionnés ainsi que le domicile de l’attachée de justice ensuite placée en garde à vue. Au regard de ses déclarations et de leurs propres investigations, les enquêteurs soulignent, aujourd’hui, la naïveté de l’intéressée et « la part sentimentale » dans sa motivation.
Mesures de lutte contre l’emprise mafieuse
Cette enquête peu commune a créé un certain émoi au sein du petit tribunal d’Ajaccio et pose aussi des questions sur l’ampleur des fuites. Car l’attachée de justice poursuivie ne travaillait pas sur l’affaire visant Valérie Bozzi. Pour recueillir les données sur la future perquisition, elle a dû effectuer des recherches dans les bases de données du parquet et accéder aux échanges entre les magistrats et les enquêteurs. De quoi s’interroger sur l’existence d’autres collectes d’informations pour le compte de son compagnon, qui fait également l’objet de poursuites judiciaires.
Le bénéfice de ces informations n’aura pas totalement profité à Mme Bozzi. Cette dernière a, en effet, dû démissionner de tous ses mandats après sa condamnation, le 14 mai, par le tribunal correctionnel de Bastia, à un an de prison avec sursis, 10 000 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité assortis d’une exécution provisoire, pour favoritisme et prise illégale d’intérêt. Une décision dont elle a fait appel. La justice lui reprochait les conditions de passation d’un marché public de 330 000 euros pour l’installation de la vidéosurveillance sur sa commune.
Dans ce dossier, Sylvestre Ceccaldi, son compagnon, a également écopé de six mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour recel de prise illégale d’intérêt. Valérie Bozzi, avocate au barreau d’Ajaccio, avait succédé, en 2008, à la tête de la commune de Grosseto-Prugna à sa mère Marie-Jeanne Bozzi, victime d’un assassinat, le 21 avril 2011, à Porticcio. Elle est également la nièce d’Ange-Marie Michelosi, une figure du banditisme insulaire, tué en 2008, dans le cadre de règlement comptes.
Si cette affaire de violation du secret au cœur de la justice insulaire n’a pas encore été jugée, elle fait écho aux déclarations, le 27 février, du ministre de la justice, Gérald Darmanin, à la session de l’Assemblée de Corse consacrée à la lutte contre les dérives mafieuses. Venu annoncer « une révolution de l’action de l’Etat contre le système mafieux insulaire », il détaillait son plan. Outre la création d’un pôle antimafia, installé à Bastia, il prévoyait la mise en place de procédures d’habilitation pour les personnels dévolus à la lutte contre l’emprise mafieuse, dont les magistrats, les agents pénitentiaires, les fonctionnaires de police mais aussi les attachés de justice. Tous devront, à partir de 2026, répondre à des enquêtes de personnalité pour prévenir les risques de fuites et de corruption.
Reconquérir un territoire perdu de la République
« Nous sommes confrontés à des systèmes très puissants qui ont les moyens de convaincre avec plusieurs dizaines de milliers d’euros, notait alors le ministre. Nous devons prendre en compte la question de la protection du secret et des vulnérabilités de chacun. »
Il ne s’agissait pas, dans son esprit, d’une simple réorganisation administrative, mais d’une véritable offensive de l’Etat pour reconquérir un territoire perdu de la République au profit d’un phénomène mafieux ayant pris en otage une population et une économie. « C’est un message pour dire que l’Etat n’a pas peur de juger en Corse », relevait Gérald Darmanin, qui soulignait « le caractère singulier de l’île et le mal qui peut la ronger ».
Le 7 mars, une motion avait été signée par une grande partie des magistrats de l’île pour « apporter leur soutien indéfectible à tous les collègues du ressort, face aux pressions, tentatives de déstabilisation ou menaces récentes dont ils ont fait l’objet ». Lancée à l’initiative de la première présidente de la cour d’appel de Bastia, Hélène Davo, elle faisait suite aux menaces publiques visant, nommément, le procureur de Bastia, Jean-Philippe Navarre, et un juge d’instruction du même tribunal.
Jacques Follorou







