L’effondrement du Gulf Stream,

CNRS : Gulf Stream and Atlantic ocean currents. Satellite-based graphic showing ocean currents (swirling coloured lines) on a partial Earth globe centred on the northern Atlantic. 

4% : c’est le ralentissement de la vitesse du Gulf Stream – ce courant marin qui sillonne l’Atlantique nord – en l’espace de quatre décennies. Ce bouleversement aurait certainement inquiété l’historien Jules Michelet.


C’est le Gulf Stream qui transporte les eaux chaudes du golfe du Mexique vers une Europe au climat doux, qui régule le climat de la zone Atlantique et brasse les eaux marines, enfouissant le dioxyde de carbone (CO2) dans les profondeurs et leur arrachant des minéraux. Le Gulf Stream est une pièce essentielle de la circulation océanique mondiale. Il est désormais en péril. Son effondrement, dont le risque était considéré comme « faible » dans le sixième rapport du Giec de 2022, doit désormais être pondéré d’une probabilité « forte ». C’est du moins ce qu’affirment les auteurs d’une étude récente parue dans Advancing Earth and Space Sciences, qui estime à 4 % le ralentissement de la vitesse de ce courant marin depuis quarante ans. Le lien avec le réchauffement climatique reste à établir scientifiquement. Mais ce bouleversement, s’il se poursuit, aura des effets dévastateurs, étant donné le rôle crucial joué par les grands courants marins dans les équilibres planétaires.

La partie vivante du monde

Les courants marins ont, depuis leur découverte, fasciné les penseurs. L’historien Jules Michelet en particulier, évoque longuement ces « fleuves de la mer » dans La Mer (1800). Longtemps, par rapport à la terre, l’océan fut considéré comme une masse de liquide informe, un champ de bataille de forces anarchiques. Avec la mise au jour des grands courants le regard s’est inversé : « C’est dans la partie fluide, qu’on croyait si capricieuse, qu’existe la régularité. […] De sa nature, [la mer] est généralement régulière, soumise à de grands mouvements uniformes, périodiques. » La terre, en regard, paraît beaucoup moins ordonnée : engoncée dans la rigidité de la matière solide, elle épouse moins adéquatement la perfection d’une structure. Son grand corps porte les marques innombrables d’accidents de parcours, là où l’équilibre marin rétablit, sans cicatrice, son intégrité. L’« admirable mécanisme » de l’océan, lui, semble « parfait ».

Parfait au point de ne plus avoir l’allure d’un simple mécanisme. « Voilà une grande horloge, une grande machine à vapeur qui imite à s’y méprendre le mouvement des forces vitales. […] Superposés à des étages différents, ou coulant latéralement en sens opposés, courants chauds, contre-courants froids, ils exécutent entre eux la circulation de la mer, l’échange des eaux douces et salées, la pulsation alternative qui en est le résultat. » Si la terre est comme le squelette ossifié d’un grand animal planétaire, les circulations océaniques en sont la partie vivante et palpitante. « Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et peu mêlés, puissent se comparer strictement, comme on l’a fait quelquefois, aux vaisseaux, veines et artères, des animaux supérieurs ? Non pas sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque ressemblance avec la circulation moins déterminée que les naturalistes ont trouvée récemment chez quelques êtres inférieurs, mollusques, annélides » qui y vivent. « Telle est la mer. Elle semble un grand animal arrêté à ce premier degré d’organisation. »

Harmonie entre ciel et mer

Ce premier système circulatoire est arrimé à un autre avec lequel il fonctionne en « harmonie » : celui des courants atmosphériques. « Tel l’Océan maritime, tel l’Océan aérien. Ses mouvements alternatifs, l’échange de ses éléments, sont tout à fait analogues. » Michelet n’approfondit pas sans doute suffisamment, faute de connaissances scientifiques, les interactions incessantes entre les deux. Mais il a saisi combien l’arrêt ou l’enrayement des grands battements cardiaques du monde aurait des effets terribles pour toutes les formes de vies qui en dépendent. On le voit dans des cas locaux : « Il en serait comme de la mer Morte, qui, n’ayant ni écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer seulement sur elle, les vents se font brûlants, arides, portent la famine et la mort. » La vie est dynamisme, elle a besoin de mouvement. Non pas d’un mouvement erratique et déréglé. Au contraire, toute vie s’adosse à l’alternance d’une pulsation rythmée qui conjugue harmonieusement l’ordre et le changement.

C’est cet équilibre précaire qui, aujourd’hui, semble mis en péril par l’effondrement du Gulf Stream. Difficile de dire dans quelle mesure ce ralentissement est lié ou pas au réchauffement climatique. Mais il paraît probable que, dans le système complexe de couplage entre les éléments qui façonnent notre monde, la dérive durable d’une variable doive entraîner, de toutes parts, des dérèglements. Il est également probable que ces dérèglements – ceux des courants marins en l’occurrence – perturberont, en retour, les dynamiques atmosphériques. C’est l’ensemble du métabolisme de l’organisme planétaire qui est peut-être désormais en jeu.